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La pratique du troll sur Internet : pourquoi troller ?

En quoi consiste la pratique du troll sur Internet, à quoi sert-elle ? Qui sont les trolls et quelles sont les conséquences de leurs actes sur les communautés en ligne ? Plusieurs questions entourent cette pratique du trolling sur le web et la sociologie des usages peut apporter nombre de réponses.

Cet article est l’écrit d’un exposé présenté dans le cours Analyse des nouvelles pratiques de communication de Zineb Serghini en troisième année de licence Médias, Culture et Communication à l’Université Catholique de Lille.

Les trolls perçus par la société

Pour introduire le sujet, je vous propose de regarder cette chronique de Florence Mendez sur France Internet dans laquelle elle revient sur sa vision des trolls, avec une définition finalement pas si maladroite.

Une opération de communication victime de trolls : le concours #OasisStreetCan

Lors de l’été 2019, la marque de boissons Oasis lance le concours #OasisStreetCan sur Twitter : la ville qui sera la plus mentionnée avec le hashtag #OasisStreetCan remportera le concours et aura sa propre canette Oasis avec un point de vente exceptionnel.

Mais rapidement, les membres de la communauté Blabla 18-25 du forum du même nom hébergé sur le site jeuxvideo.com se mobilisent pour soutenir la ville d’Issou dans les Yvelines. Si le forum la soutient, c’est parce qu’elle porte le même nom qu’un meme, où un humoriste espagnol du nom d’El Risitas dit « Jésus » lors d’une émission télévisée en rigolant et en le prononçant « Issou ».

A la fin du concours, Oasis annonce sur Twitter la victoire d’Issou en déclarant « Les 18-25, vous êtes des oufs ». Cependant, en réponse au tweet d’annonce, des internautes s’indignent de cette victoire, faisant remarquer que des membres du forum sont impliqués dans des histoires de cyberharcèlement. A la suite de ça, Oasis prend la décision d’exclure la ville gagnante.

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Un exemple typique du troll de masse qui brise une règle d’Internet

J’ai pris cet exemple parce qu’il est assez représentatif du trolling en masse sur Internet. En fait, le fait (pour une marque) de recourir à un sondage auprès de « son » public pour décider du nom d’un produit, d’un service, de son concept, etc. est assez risqué si la campagne est visée par des trolls. Cela leur laisse la possibilité de troller, de s’exprimer et d’influencer le résultat. Il y a beaucoup d’exemples de concours par le passé qui ont été ciblés, la pratique du crowdsourcing sous certaines formes peut d’ailleurs en être victime.

Dans sa campagne et dans sa réaction à la « victoire » du 18-25, Oasis brise une règle d’Internet très importante : « Don’t feed the troll », « Ne nourrissez pas le troll » en anglais. Cette expression provient peut-être des pancartes des zoos interdisant aux visiteurs de nourrir les animaux : on pourrait aussi y voir une origine avec le film « Gremlins », dans lequel il ne faut pas nourrir les adorables « mogwaïs » après minuit, sinon ils se transforment en gremlins, des petites créateurs maléfiques qui détruisent tout.

Mais l’expression « troll » a d’autres origines et s’est popularisé sur Internet depuis des décennies.

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Troll : éléments de définition

Le site des tuteurs informatique de l’ENS donne une définition assez générale du troll (la pratique) :

« Un troll est un message écrit pour lancer une polémique et lancer de l’huile sur le feu. Par extension, individu qui pratique le troll. »

La première utilisation de cette expression sur Internet remonterait aux années 80, la première mention proviendrait d’un message posté sur un groupe Usenet (système de forums en ligne) en 1992.

Le troll est donc aussi un usager, un internaute qui va poster des messages, que ce soit sur des forums, dans des commentaires sur des articles, billets ou encore sur les réseaux sociaux. Le but : « parasiter les interactions entre internautes, en utilisant notamment des insultes et de la provocation ». Cela peut passer par le détournement des discussions, en effet le troll « à la fois détruit des conversations et en crée de nouvelles ». Cela nécessite « d’être pris au sérieux, pour que des débats se lancent autour de ses interventions » (le troll).

Comment troller : fausser son identité

Dans son article Le design de la visibilité : un essai de cartographie du web 2.0, le sociologue Dominique Cardon fait la distinction entre deux types d’identité :

  • L’identité réelle : c’est l’identité qu’on possède réellement, qu’on ne peut changer, il appelle cela « l’extériorisation de soi »
  • L’identité virtuelle : c’est l’identité que l’on veut projeter aux autres, c’est la « simulation de soi »

Sur Internet, par la possibilité du pseudonymat, on connaît pas vraiment l’identité réelle d’une personne, on se retrouve alors obligé de juger un internaute par son identité virtuelle. Le problème, c’est que cette identité virtuelle est totalement manipulable, ce qui peut évidemment mener à des dérives, dans lesquelles on peut compter le troll.

Selon Irene McDermott, il y aurait un « effet de désinhibition en ligne » du fait de l’anonymat et de la temporalité du web : sur Internet, les sujets arrivent et repartent rapidement.

Qui sont les trolls ?

Selon Casilli, « personne ne naît troll, tout le monde peut le devenir ». Mais dans les recherches et les enquêtes menées, il se trouve que ce sont très majoritairement des hommes jeunes qui sont des trolls sur Internet.

Antonio Casilli détermine quatre types de trolls :

  • Le troll « pur » : « utilisateur bête et méchant » qui va poster des « commentaires désobligeants ».
  • Le troll « hybride » : « un utilisateur qui combine son activité de troll avec des habiletés d’autre type ». Par exemple, un troll qui irait pirater le compte de quelqu’un sur les réseaux sociaux pour y poster n’importe quoi.
  • Le troll « réciproque ou involontaire » : « c’est un cas de figure qui se concrétise dans une interaction en ligne dans laquelle plusieurs individus sont réciproquement convaincus que « les trolls c’est les autres » »
  • Le troll « revendicatif » : « un usager mécontent d’un produit ou d’un service, qui manifeste sa frustration en bombardant de messages décalés ou agressifs le site web ou la page Facebook d’une entreprise ».

Pourquoi troller

Un premier élément de réponse peut évidemment se trouver dans l’interrogation aux trolleurs de leurs motivations. C’est ce qu’a en partie fait la série documentaire Trolls qui a fait témoigner des adeptes du troll sur Internet.

Ce qui ressort ici, c’est que le troll est un moyen de s’exprimer, mais aussi et surtout de s’amuser et d’amuser les autres. En trompant des internautes, les trolls vont s’amuser des réactions à leurs messages provocants et au passage amuser les internautes qui l’ont identifié comme troll. C’est cette forme d’humour asymétrique, souvent pleine de second degré, qui est recherchée.

Pour Anne Revillard, le troll a pour but de perturber les débat tout en étant pris au sérieux afin de susciter des réactions. Cela ne veut donc pas dire qu’il tente de démotiver les autres internautes, mais de les faire réagir.

De son point de vue de sociologue, Casilli qualifie les comportements des trolls de « processus social » en disant qu' »on est troll pour provoquer des changements dans le positionnement des individus dans les réseaux » ou « de contester certaines autorités et hiérarchies qui se créent dans les […] communautés en ligne ».

Faire passer des idées politiques

Casilli développe sa définition du troll en disant que « leurs commentaires et leurs blagues exposent l’hypocrisie des entreprises qui s’affichent à l’écoute de leurs consommateurs ». Il parle même d’un « trollétariat », composé d’internautes qui sont « sans voix, en général, qui interviennent sur le net […] à la manière des ouvriers » qui voulaient se faire entendre.

Le troll sur les forums de jeuxvideo.com

jeuxvideo.com est le plus grand site web média francophone consacré aux jeux vidéo. Sur ce site, on retrouve une multitude de forums dédiés à tous les jeux vidéo, mais également des forums généralistes en fonction des centres d’intérêt ou de l’âge. Le plus connu d’entre eux est le « Blabla 18-25 ans« , l’un des plus fréquentés et des plus actifs en France. Pour comparer ce forum à un exemple plus international, le « Blabla 18-25 ans » est régulièrement comparé au site 4chan, bien que la modération soit très différente. Les membres de ce forum sont majoritairement des hommes hétérosexuels.

Dans son article « Gay ou pas gay » Panique énonciative sur le forum jeuxvideo.com, la chercheuse Noémie Marignier analyse le « dispositif de « panique homosexuelle » […] tel qu’il se déploie dans une communauté régulièrement mise en lumière par la presse en raison de son homophobie et de son sexisme : jeuxvideo.com ».

On retrouve sur ce forum des sujets qui reviennent souvent : le féminisme, les relations sociales ou professionnelles, la vie sexuelle, etc. Beaucoup de sujets et de messages de membres du forum font régulièrement l’objet de critiques et de polémiques : ils sont qualifiés d’homophobes, d’appartenant à des mouvances d’extrême-droite, anti-féministes, etc. notamment dans les médias.

Pour en revenir au troll, comme le dit Noémie Marignier dans sa recherche, « la pratique est constante et consiste à écrire des messages considérés comme bêtes, provocateurs ou obscènes pour susciter des réactions mais aussi suffisamment crédibles pour que certains internautes répondent ». Elle poursuit en disant qu' »une spécificité du forum JVC est que la pratique du trollage est communautaire. ». En fait, la pratique du troll sur le forum ou en tout cas pour ses habitués n’est pas du tout critiqué et permet même de « créer l’identité de la communauté ». Pour elle, la pratique est tellement courante qu' »une grande partie des messages est trollesque ». Leur but est « de rire, souvent aux dépend d’un-e autre internaute ».

Pour reprendre l’exemple de cet article scientifique, ici on s’interroge sur les pratiques sexuelles des membres du forum. Certains postent des sujets pour demander à la communauté si telle ou telle pratique est homosexuelle ou non. D’autres se demandent si une pratique homosexuelle est synonyme d’homosexualité, comme la masturbation ou la fellation « entre amis ». Les internautes se demandent si c’est une « marque de virilité hétérosexuelle » ou une « forme de solidarité entre hommes ».

Avec la quantité de messages postés et le caractère parfois limitant de l’écrit, les membres du forum peuvent avoir du mal à identifier les messages de troll et ceux qui ne le sont pas : elle parle d’un « trouble énonciatif ».

De la difficulté à identifier les trolls dans la recherche scientifique

Lorsque la sociologie (des usages) s’intéresse à la pratique du troll, cela peut être très compliqué. Comme on le voit dans l’article dont nous avons parlé, Noémie Marignier prend des messages en exemple, sans toutefois formellement les identifier comme « trollesques » ou non. En fait, même les membres assidus du forum jeuxvideo.com peuvent ne pas arriver à identifier les messages. Traiter la pratique du troll dans la recherche paraît alors compliqué, même lorsqu’on réalise des entretiens poussés. Les sujets étudiés étant des habitués du troll, ils peuvent très bien raconter des choses fausses pour justement parasiter la recherche.

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Les conséquences du troll

Sur les communautés virtuelles

Comme on l’a vu avec l’exemple sur jeuxvideo.com, le troll peut perdre les internautes. Irene McDermott développe sa réflexion sur les effets du troll sur les communautés en ligne en disant que cette pratique est destructrice, voire auto-destructrice. En effet, le troll peut engendrer une sorte de paranoïa face au risque de se faire troller : les membres se méfient les uns des autres et freinent l’activité de la communauté.

Mais un autre effet se fait ressentir et il est plus étonnant. Le troll peut au contraire souder une communauté : quand il échoue, les membres peuvent troller les trolls et retourner la situation en s’amusant des trolls originels.

Du troll au harcèlement en ligne

Si à première vue, faire des blagues sur Internet en piégeant des internautes peut paraître assez futile et avec peu de conséquences, la frontière entre troll et harcèlement en ligne peut être franchie facilement. C’est notamment le cas lorsqu’on s’attaque en masse à une personne et non plus lorsqu’on tourne en dérision un propos.

Le troll : une pratique pas forcément mauvaise, mais souvent néfaste

Troller, ce n’est pas seulement se moquer des autres sur Internet. C’est parfois faire passer des messages forts sous couvert de cet humour asymétrique, ou c’est harceler des personnes en ligne. Troller c’est souder ou défaire des communautés. Troller c’est s’amuser et c’est s’intégrer dans une communauté. La pratique du troll a plusieurs origines, plusieurs buts et plusieurs conséquences ; si dans la plupart des cas elle peut être néfaste, elle n’est pas obligatoirement mauvaise. Le fait de troller n’est pas propre à des jeunes hommes qui passent leur temps sur Internet, mais peut être aussi le fait de personnalités politiques. En un sens, Florence Mendez qu’on a écoutée au début n’avait pas vraiment tort quand elle dit qu’Eric Zemmour est un troll, dans le sens où il poste des tweets qu’on peut considérer comme « choquants », il « trolle » en parasitant le débat politique.

Bibliographie

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