La Silicon Valley est sujette à fantasmes, peurs, désirs et critiques. Mais qu’en est-il vraiment ? Entre étude sociologique, autobiographie et essai, Anna Wiener revient sur son expérience au sein de l’écosystème des start-ups de San Francisco dans L’Étrange vallée.
L’Étrange vallée : Joan Didion dans une start-up
Synopsis de L’Étrange vallée :
« 2013, l’an 37 après Steve Jobs. Facebook vient d’entrer en Bourse avec une valorisation de cent milliards de dollars, Apple va le faire bientôt pour dix fois plus. Les jeunes, brillants et fougueux, patrons de la Silicon Valley promettent au monde entier, pour son bien, rien de moins que l’ultime révolution, non-sanglante. Une nouvelle façon de vivre, de commercer et de communiquer : plus vite, tout le temps, avec tous.
Dans le vieux monde et dans ses vieux métiers, on s’ennuie ferme et surtout, on gagne petit. Alors, comme tant d’autres, Anna Wiener, vingt-cinq ans, quitte un emploi frustrant dans l’édition new-yorkaise et s’envole pour San Francisco et ses start-up spécialisées dans le Big Data. Elle plonge dans le monde merveilleux de l’hyper-productivité souriante, de l’efficacité extravagante et de l’immédiateté surréaliste, aux mains de jeunes gens qui jonglent avec les millions et le verbe disrupter. On aurait dû se méfier. En anglais, il veut dire détruire. Que faire ? Invoquer le mantra « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ? Mais qui a lu Rabelais ? Et, de toute façon, dans la Vallée, personne ne vous entend crier.
Alors, Anna raconte, incisive, tantôt sardonique, tantôt candide, ses découvertes. Elle retrace le passage insensible de l’industrie de la Tech du statut de sauveur du monde autoproclamé à la tragique réalité de menace pour la démocratie doublée d’un rival de Wall Street. Son livre est un rare témoignage à la première personne qui pourrait s’intituler Les Illusions perdues 2016 – année de l’élection de Donald Trump, catastrophe dans laquelle les révolutionnaires susnommés ne sont pas innocents. »
L’Étrange vallée a été écrit par Anna Wiener et traduit par Nathalie Peronny, cette version française est parue le 10 février 2021 aux éditions du Globe au prix de 22€.
Une jeune Américaine candide dans la Silicon Valley
Ce dont on se rend compte dès le début du livre, c’est qu’Anna Wiener n’aurait pas dû travailler en start-up, ni même sur la côte ouest américaine :
« Non pas que je prenais conscience du phénomène, à l’époque. Je n’y prêtais pas la moindre attention. Je n’avais même jamais téléchargé d’applis sur mon téléphone. »
Anna Wiener ne sort pas d’une grande université américaine ni d’une prestigieuse école de commerce, elle vit sur la côte est, vient d’une famille de la classe moyenne et est une femme. Si l’on peut se dire que cela ne change pas grand chose, Anna Wiener nous fait comprendre petit à petit que rien ne la prédestinait à ce monde dans lequel elle est tombée un peu par hasard. Elle dresse un portrait d’elle-même qui ressemble presque à un cliché : atteinte de phobie sociale, Anna est passionnée de littérature et travaille dans l’édition.
Ce cas de figure rend son expérience très intéressante : il existe plein de livres qui parlent de start-up, mais ils sont écrits par les fondateurs de ces entreprises en recherche de croissance à tout prix. C’est d’ailleurs ce qu’on pouvait reprocher au livre On voit bien que vous n’y connaissez rien !, qui racontait l’histoire des fondateurs de MeilleursAgents : ils avaient des bases pour réussir. Elle arrive dans l’univers start-up sans en avoir une grande connaissance, en découvrant tout au fur et à mesure : les points négatifs comme les poins positifs.
Une description presque ethnologique de la Silicon Valley et de ses travailleurs
Dans son expérience, Anna Wiener nous parle de tout ce qui entoure les start-ups et leurs membres. Comment vivent-ils, ce qu’ils mangent, la manière de s’habiller, de se comporter et les différentes pratiques qui caractérisent cet univers déconnecté de la réalité de beaucoup de citoyens Américains.
S’il y a un mot qui peut résumer cet univers étudié par l’auteure, c’est disruption. Ce terme renvoie au fait de renverser, bouleverser, changer, modifier de façon importante quelque chose. Une start-up chercher à disrupter son marché, tout comme le mode de vie de ses travailleurs, qui doit disrupter celui des autres. Pourquoi ? Les raisons sont multiples et parfois cachées : la première raison c’est pour « changer le monde », en bien on imagine. Mais ce que soulève Anna Wiener, c’est que derrière ce terme peut se cacher de la poudre aux yeux : une start-up prend un modèle économique, un marché, en change les expressions ou les mélange, en fait un pitch (une présentation) et tente de lever le plus d’argent possible.
L’Étrange vallée parle aussi nouvelles technologies et GAFA, un peu différemment
Evidemment, la question des start-ups de la Silicon Valley qui s’appuient sur les nouvelles technologies informatiques va de pair avec la critique de ce modèle basé sur la collecte de données cachée par la gratuité de nombre de services et applications. Anna Wiener pose des questions sur l’éthique de ce modèle, adopté par toutes les start-ups de cet « écosystème ». Je ne vous ferai pas d’inventaire de ces questions puisqu’elles sont de plus en plus discutées, notamment sur Rotek et plus globalement dans l’espace public (médias, réseaux sociaux, débats publics, etc.).
Mais l’auteure fait un choix stylistique important dans L’Étrange vallée : elle ne nomme pas ces grandes entreprises type GAFA/GAFAM, mais en donne une description ; à nous de deviner de qui elle parle. Voici quelques exemples qu’on peut trouver dans L’Étrange vallée :
- « Le réseau social honni de tous »
- « Le superstore en ligne »
- « Célèbre plate-forme plébiscitée par les millenials et permettant de loger chez l’habitant »
Une histoire dans laquelle on se plonge comme dans un roman
L’utilisation de la première personne du singulier de cet essai autobiographique fait qu’on a parfois presque l’impression de lire un roman, le tout enrobé d’une histoire, ce qui permet à L’Étrange vallée d’être un livre facile à lire et plutôt prenant pour un ouvrage de non-fiction.
Si l’univers des start-ups vous intéresse et notamment l’histoire de la Silicon Valley ainsi que les personnes qui la composent, L’Étrange vallée est un très bon livre qui nuance les nombreuses histoires pleines de succès relatées par les fondateurs d’entreprises du numérique.